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— Tu veux qu’on vous rejoigne ? demanda Kevin dans le talkie-walkie.
Harlen et Kevin étaient prêts, tout habillés dans la chambre de Kevin.
— Non, restez où vous êtes jusqu’à ce qu’on vous appelle, répondit Mike en haut des marches. Si on a besoin de vous, on appuiera deux fois sur le bouton.
— Compris !
Au même instant, toutes les lumières de la maison des Stewart s’éteignirent. Mike posa son sac sur les marches de la cuisine et en sortit sa torche. Dale alla chercher la sienne en haut de l’escalier du sous-sol. La cuisine et tout le reste de la maison étaient plongés dans l’obscurité. Le sous-sol était encore plus noir, et quelque chose y grattait.
Dale glissa une cartouche de 410, laissant vide le canon de calibre 22, et plaça le sélecteur de canon sur la position fusil à plomb. Il balaya d’un coup de lampe les parpaings au tournant de l’escalier. En bas, les grattements continuaient.
— Allons-y !
Mike suivit, le fusil à écureuils d’une main et la torche de l’autre. Les deux garçons sautèrent d’un bond les deux dernières marches démesurées de l’escalier. Après l’inondation, l’endroit sentait le moisi et le renfermé, et devant eux des tuyaux sortaient, telle une chevelure de Gorgone, de la massive chaudière. Le grattement, un bruit de petites pierres entrechoquées, provenait de l’étroite ouverture à droite. La cave à charbon.
Ils aperçurent une faible lueur dans le vide sanitaire, sous le devant de la maison et la véranda. Ce n’était pas une lumière, mais une pâle phosphorescence verdâtre, pas tellement différente de celle de la montre de Kevin. Dale s’approcha et éclaira.
A sept ou huit mètres, à l’endroit où le vide sanitaire était normalement fermé par le mur soutenant l’extrémité de la véranda, le faisceau de la lampe fit scintiller les parois striées d’un trou de cinquante centimètres de diamètre, parfaitement rond, c’est de là que venait la répugnante lueur verdâtre.
Dale posa ses affaires sur le rebord du mur, s’introduisit dans le vide sanitaire sans se soucier des toiles d’araignée qui lui balayaient la figure, et commença à ramper en direction du tunnel. Mais son copain lui saisit les chevilles.
— Lâche-moi, je vais le chercher !
Mike ne perdit pas de temps à discuter : il le tira en arrière.
— Lâche-moi ! cria Dale en essayant de se dégager, je vais le chercher, j’te dis !
Mike l’attrapa aux épaules, lui mit la main sur la bouche et le plaqua contre le mur.
— Ecoute-moi, bon Dieu ! Nous irons tous le chercher. Mais là, tu fais exactement ce qu’ils veulent qu’on fasse : descendre dans le tunnel ou bien nous précipiter à l’endroit où ils emmènent Lawrence.
— Où ça ? haleta Dale.
Mike l’avait lâché mais il sentait encore sur sa joue la pression de ses doigts.
— Droit devant nous !
Dale suivit dans sa tête la direction du tunnel... de l’autre côté du mur... sous la rue... le terrain de sport...
— Old Central ! Alors, Lawrence est peut-être encore vivant ?
— C’est bien possible. Mais ils n’ont encore jamais enlevé personne à notre connaissance. Peut-être qu’ils le veulent vivant... sans doute pour nous obliger à le suivre !
Il appuya sur le bouton du talkie-walkie.
— Kevin et Harlen, rendez-vous à la pompe à essence avec tout votre matériel dans trois minutes. On s’habille et on arrive.
Dale se retourna et éclaira de nouveau le tunnel.
— D’accord, on va le chercher par l’école.
— Ouais, fit Mike en remontant l’escalier au pas de course. Toi et Harlen, vous vous débrouillez pour entrer dans l’école, pendant que Kevin fait ce qu’il a à faire. Moi, je prends le tunnel.
Une fois dans la chambre, ils enfilèrent jeans et chaussures sans se préoccuper des détails comme les sous-vêtements ou les chaussettes.
— Mais, tu viens de dire qu’ils s’attendent justement à nous voir suivre le tunnel ou entrer dans l’école...
— Ils s’attendent à l’un ou à l’autre, peut-être pas aux deux en même temps.
— Pourquoi ce serait toi qui suivrais le tunnel ? C’est mon frère qu’ils viennent d’enlever.
— Ouais, répondit-il avec un soupir las, mais j’ai plus l’expérience que toi de ces créatures.
Pendant que Tyler projetait les dessins animés et le documentaire, M. Ashley-Montague sirota un second whisky dans sa voiture, mais il descendit quand commença le grand film : c’était une nouveauté qui faisait recette dans les cinémas de Peoria : La Chute de la maison Usher, de Roger Corman, avec bien sûr Vincent Price dans le rôle de Roderick Usher. C’était un bon film, pour un film d’horreur, et M. Ashley-Montague appréciait particulièrement l’utilisation des rouges et des noirs, ainsi que les éclairs menaçants qui semblaient mettre en relief chaque pierre de la sinistre demeure.
Lorsque l’orage éclata, la première bobine était déjà terminée. A présent, Vincent Price-Roderick Usher et un jeune invité portaient le cercueil de la sœur de Roderick sous les voûtes drapées de toiles d’araignées du caveau familial.
Le premier coup de tonnerre roula longuement au-dessus des champs de maïs, un grondement sourd devenant de plus en plus aigu.
— Ne devrions-nous pas arrêter la projection, Monsieur ? cria Tyler.
Le majordome-chauffeur-garde du corps tenait sa casquette de peur que le vent ne la lui arrache. Il ne restait plus que quatre ou cinq spectateurs, réfugiés dans leur voiture, ou sous les arbres du square.
M. Ashley-Montague regarda l’écran. Le cercueil vibrait, et des ongles griffaient l’intérieur du couvercle de bronze. Quatre étages au-dessus, l’ouïe surhumaine de Roderick Usher lui permettait d’entendre chaque grincement. Avec un long frisson, le héros se boucha les oreilles et cria quelque chose qui fut couvert par le roulement du tonnerre.
— Non, ce n’est pas fini, laissons-le tourner.
Tyler remonta le col de sa veste d’un air désapprobateur.
— Dennisss..., susurra une voix sortie des buissons au pied du kiosque, Dennisss...
M. Ashley-Montague fronça les sourcils et s’approcha de la balustrade. Il ne vit personne. D’ailleurs, avec l’obscurité et la folle agitation des branches fouettées par le vent, c’eût été difficile.
— Qui est là ? demanda-t-il sèchement.
Il ne voyait pas qui, à Elm Haven, pourrait avoir l’audace de l’appeler par son prénom.
— Dennisss...
M. Ashley-Montague n’avait pas la moindre intention de descendre. Il se tourna et claqua des doigts en direction de son domestique.
— Il y a quelqu’un qui se moque de nous ! Allez voir qui c’est, et sortez-le de là !
Tyler hocha la tête et descendit promptement les marches. Il était plus âgé qu’il n’en avait l’air, et avait participé à la Seconde Guerre mondiale en tant que chef de commando, parachuté avec ses hommes derrière les lignes japonaises, en Birmanie et ailleurs, pour y fomenter des troubles. Après la guerre, sa famille avait connu des revers financiers, mais c’était surtout son expérience qui avait décidé M. Ashley-Montague à le prendre à son service en tant que secrétaire personnel et garde du corps.
Le grand écran ondulait et se ridait à mesure que les bourrasques l’écartaient du mur du Parkside Cafe. Vincent Price criait à qui voulait l’entendre que sa sœur était encore vivante, oui, vivante ! Le jeune homme empoigna une lanterne et courut au caveau.
Au-dessus du square, le premier éclair illumina violemment le bourg tout entier. M. Ashley-Montague fut ébloui quelques secondes. Le bruit du tonnerre était assourdissant. Les derniers spectateurs partirent en courant, ou démarrèrent en trombe, seule resta sur le parking la limousine du millionnaire. En s’approchant de l’escalier du kiosque, il sentit les premières gouttes d’eau glacée lui effleurer les joues.
— Tyler, remontez !... Chargez l’équipement et...
Puis il aperçut à la clarté d’un éclair la montre-bracelet de Tyler, une Rolex en or. Elle était bien au poignet de son secrétaire, entre les buissons et le kiosque, sur le sol... mais il n’y avait plus de bras au bout du poignet. A la base du kiosque, le treillis paraissait arraché à coups de pied, ou de dents. Des bruits venaient de ce trou.
M. Ashley-Montague recula jusqu’à la balustrade du kiosque et ouvrit la bouche pour hurler. Mais il était seul. Main Street était aussi déserte qu’à 3 heures du matin. Il essaya de crier quand même, malgré le feu roulant continu du tonnerre. Il regarda la limousine garée à quelques mètres. Les branches s’agitaient violemment et l’une d’elles, arrachée par une rafale, tomba avec un grand craquement sur un banc du square.
C’est ça qu’ils veulent ! Que j’aille me réfugier dans ma voiture !
Il resta assis là où il se trouvait, il serait trempé, et après ? L’orage finirait bien par passer, et tôt ou tard la police ou le shérif s’arrêteraient en faisant leur ronde, intrigués par ce projecteur marchant sous la pluie.
Sur l’écran, une femme au visage blafard et aux ongles sanglants, vêtue d’une robe de mariée en haillons, s’avança vers le passage secret. Vincent Priée poussa un cri.
Les lattes sous M. Ashley-Montague se bombèrent soudain, et se brisèrent avec un bruit aussi violent que celui du tonnerre. Le millionnaire eut juste le temps de pousser lui aussi un cri, avant que la gueule de la lamproie, armée de dents de douze centimètres de long, ne se referme sur ses jambes et ne l’entraîne vers le trou dans le treillis.
Sur l’écran, la maison Usher, pourtant filmée en plan panoramique sur fond d’éclairs, était beaucoup moins impressionnante que le Parkside Cafe sur lequel se déchaînait l’orage.
— Voilà ce que nous allons faire, expliqua Mike.
Ils étaient réunis autour de la pompe à essence à côté du garage du camion-citerne. Les portes étaient grandes ouvertes et la pompe déverrouillée. Dale, qui remplissait des bouteilles de Coca, leva les yeux.
— Dale et Harlen vont entrer par l’école. Vous savez comment faire ?
— Oui, je connais un chemin, répondit Harlen.
— OK. Commencez par le sous-sol, j’essaierai de vous y rejoindre. Si je me retrouve ailleurs dans le bâtiment, je ferai un Iiikee ! Sinon, fouillez toute l’école sans moi.
— Qui prend les talkies-walkies ? demanda Harlen.
Il avait retiré son écharpe, de sorte que ses deux bras étaient libres, bien que le gauche, encore dans un plâtre léger, lui parût tout bizarre.
Mike lui tendit un des récepteurs.
— Toi et Kevin. Kev, tu sais ce que t’as à faire ?
Le garçon hocha affirmativement la tête, puis ajouta :
— Mais tu veux vraiment que je remplisse entièrement la citerne, au lieu d’y mettre seulement les huit cents litres prévus ?
Mike acquiesça. Puis il enfonça dans sa ceinture les pistolets à eau et se remplit les poches de cartouches de calibre 410.
— Mais pourquoi ? Tu voulais juste arroser les portes et fenêtres.
— Ça marchera pas, ça...
Il ouvrit le fusil de sa grand-mère, vérifia qu’il était chargé et le referma.
— Je veux que la citerne soit pleine et, si besoin est, on la rentrera en enfonçant la porte, expliqua-t-il en désignant d’un geste de tête la cour de l’école.
Le vent s’était levé et les éclairs zébraient le ciel. Les ormes autour du terrain de jeux agitaient leurs branches comme des bras de paralytiques.
— Et comment tu crois qu’on va réussir à faire ça ? Il y a quatre ou cinq marches pour arriver au porche. Même s’il est assez large pour le camion, il ne pourra jamais monter les marches.
— Dale et Harlen, vous vous souvenez de ces grosses planches qu’ils ont entassées près du bac à ordures quand ils ont changé la porte de l’autre entrée, l’an dernier ?
— Bien sûr, je les ai manquées de peu il y a quelques semaines !
— OK... Placez-les sur les marches avant que Kevin monte... Une sorte de rampe.
- « Une sorte de rampe » ! l’imita Kevin en regardant le camion (quatre tonnes !) de son père... Tu rêves, ma parole ?
— Allons-y ! les pressa Dale en descendant déjà la pente en direction de l’école.
— Allons-y ! cria-t-il encore aux autres restés en arrière.
Sa mère n’était pas rentrée, et toutes les lumières du quartier étaient éteintes. Seule l’école luisait de ce même éclat malsain qui éclairait l’intérieur des nuages.
Mike tapa sur l’épaule d’Harlen et de Kevin, puis courut vers la maison voisine. Dale, arrêté de l’autre côté de la rue, regardait son ami. Mike entendit qu’il lui criait quelque chose, mais un roulement de tonnerre couvrit ses paroles. C’était peut-être « Bonne chance ! », à moins que ce ne soit « Au revoir ! ».
Il lui fit signe et descendit dans le sous-sol des Stewart.
Dale attendit un instant Harlen, puis il alla le chercher.
— Tu viens, oui ou non ?
Harlen furetait dans le garage des Grumbacher.
— Kevin a dit qu’il y avait des cordes par ici... Ah, voilà !
Il prit deux gros rouleaux de corde accrochés au mur, les passa sur son épaule et en travers de sa poitrine comme une bandoulière. Sans plus se soucier de lui, Dale courut vers l’école : c’était quelque part là-dedans qu’était Lawrence.
— Pourquoi tu tiens à t’encombrer de cette satanée corde ? demanda-t-il sèchement, quand Harlen, déjà haletant, le rejoignit.
— Si on entre dans cette foutue école, je veux avoir un moyen de m’en sortir un peu moins casse-gueule que la dernière fois... Regarde !
Les billons des créatures rampantes s’allongeaient partout maintenant, s’incurvant, se croisant, découpant en figures géométriques désordonnées les trois hectares du terrain de jeux.
Dale fixa sa torche de boy-scout à sa ceinture. Il tenait un pistolet à eau dans la main gauche, et dans la droite le fusil à canons superposés.
— Tu l’as rempli avec l’eau magique de Mike ?
— De l’eau bénite. Oui... allons-y !
Ils durent lutter contre les rafales de vent. Le ciel était un chaudron de sorcière où bouillonnaient des nuages noirs traversés d’éclairs verdâtres, et le tonnerre une violente canonnade.
— S’il se met à pleuvoir, ça va foutre par terre tout le travail de Kevin !
Dale ne répondit pas. Ils passèrent devant le portail, sous les fenêtres condamnées. Le vent avait arraché les planches protégeant le vitrail au-dessus de l’entrée, mais c’était beaucoup trop haut pour eux. Toujours en courant, ils tournèrent au coin du bâtiment, dépassèrent la benne à ordures dans laquelle Jim, inconscient, avait gî des heures.
— Voilà les planches ! Prends-en une avec moi, on va la mettre sur les marches, comme a dit Mike.
— Fous-moi la paix et montre-moi ton chemin pour entrer là-dedans ! répondit Dale.
Harlen s’arrêta net.
— Ecoute, c’est peut-être important...
— Montre-moi, je te dis !
Sans le faire exprès, Dale avait levé son fusil, de sorte que le canon se trouvait plus ou moins pointé sur Harlen. Le petit pistolet de celui-ci était passé dans sa ceinture, sous les ridicules rouleaux de corde.
— Ecoute, Dale... je sais que t’es fou d’inquiétude pour ton frère... et les ordres des autres, je m’en fous en général comme de ma première chemise. Mais Mike avait sûrement une raison. Allons, aide-moi à transporter quelques planches et je te montre comment entrer.
Dale avait envie de hurler de rage. Mais il abaissa son fusil, le posa contre le mur, et souleva une des extrémités des longues planches. Plusieurs douzaines de ces grosses lattes avaient été empilées là quand le porche avait été restauré l’automne dernier, et depuis elles pourrissaient au même endroit, gorgées d’eau.
Il fallut cinq minutes pour porter huit de ces satanés trucs jusqu’à l’entrée principale, et les installer sur l’escalier.
— Mike est fou, ces machins ne supporteraient même pas le poids d’un vélo, maugréa Dale.
Harlen haussa les épaules.
— On a dit qu’on le ferait, on l’a fait. Allons-y maintenant !
Ce n’était pas de gaieté de cœur que Dale avait abandonné son fusil debout contre le mur. Il le retrouva avec soulagement.
Sauf quand les éclairs illuminaient le paysage comme des flashes éblouissants, il faisait très noir autour de l’école. Tous les lampadaires des environs étaient éteints, mais les étages supérieurs du bâtiment semblaient auréolés d’une lueur verdâtre.
— Par ici...
Les fenêtres du sous-sol étaient non seulement condamnées par des planches, mais aussi grillagées. Harlen s’arrêta devant la plus proche de l’angle sud-ouest, arracha les planches et finit d’enfoncer à coups de pied le grillage déjà abîmé.
— C’est Gerry Daysinger et moi qui avons démoli ce grillage, un jour où on s’embêtait à la récré. Donne-moi un coup de main !
Dale appuya le fusil contre le mur et aida son copain à écarter le grillage.
— Une seconde !
Harlen s’assit par terre, se pencha en avant, tira le grillage et cassa la vitre à coups de pied.
— Après toi, mon cher !
Dale empoigna son arme et se laissa glisser dans l’obscurité. Ses pieds rencontrèrent un tuyau d’où il sauta un mètre cinquante plus bas. Harlen le suivit. Les éclairs permettaient d’apercevoir une foule de tuyaux, d’énormes joints les reliant les uns aux autres, les pattes rouges d’un établi et beaucoup de noir.
Dale détacha sa torche de sa ceinture, et remit le pistolet à eau dans son pantalon.
— Allume, pour l’amour du ciel ! murmura Harlen d’une voix blanche.
Dale obéit. Ils étaient dans la chaufferie, une masse de tuyaux rampaient au-dessus d’eux, et de chaque côté d’énormes chaudières baignées d’ombre se dressaient comme des fours crématoires. D’autres ombres s’allongeaient sous les tuyaux, entre les poutres. Et au-delà de la porte ouvrant sur le couloir du sous-sol, la pénombre devenait obscurité totale.
— Allons-y !
Dale tenait sa torche juste au-dessus du canon du Savage. Il regrettait de ne pas s’être également muni de cartouches de calibre 22.
Il s’enfonça dans l’obscurité, Harlen sur les talons.
— Saloperie de merde !
Kevin ne jurait presque jamais, mais tout allait mal. Les autres l’avaient laissé seul, et il s’évertuait à détruire l’outil de travail de son père. Il en était malade. L’idée de se servir de la pompe servant à aspirer le lait pour remplir d’essence la citerne d’acier inoxydable lui brisait le cœur : il aurait beau ensuite nettoyer le tuyau à fond, il y resterait toujours assez d’essence pour gâter le goût du lait. Et mieux valait ne pas penser aux conséquences pour la citerne elle-même.
En plus, il avait un grave problème : l’électricité ne fonctionnait pas, et l’arrêt de la climatisation réveillerait tôt ou tard ses parents, surtout avec un orage de cette violence. Son père dormait du sommeil du juste, mais sa mère était souvent réveillée par le tonnerre. Heureusement que leur chambre était en bas, à côté du salon.
Et puis il allait être obligé de sortir le camion du garage en roue libre : il avait bien la clef de contact, mais sans le ronronnement des climatiseurs, le bruit du moteur réveillerait son père. L’orage devenait de plus en plus violent, mais pas au point de couvrir un ronflement de moteur. Par chance, l’allée était en pente, alors le camion, une fois au point mort, avait doucement descendu les trois ou quatre mètres qui le séparaient de la pompe à essence. Il l’avait déjà branchée quand il se souvint : pas d’électricité. Il ne manquait plus que ça !
Son père avait un générateur à fuel au fond du garage, mais il était encore plus bruyant que le camion. Seulement, comment faire autrement ? Le générateur toussa deux fois, puis démarra, et la porte de la maison ne s’ouvrit pas en trombe pour laisser apparaître son père en robe de chambre, crachant des flammes par les narines. Pas encore...
Le tuyau se déroula tout seul, et lui rappela les descriptions que lui avaient faites ses copains. Mais pour le moment, il préférait ne pas y penser. Il abaissa la commande de la pompe, et le tuyau se raidit quand elle commença à fonctionner. Il ferma les yeux en entendant le carburant gargouiller et gicler contre les parois de la citerne si bien lavée et désinfectée. Pardon, les enfants, pendant quelque temps, votre lait va avoir un arrière-goût de Shell !
Quelle que soit la manière dont tout cela se terminerait, son père allait lui briser les os. Il se mettait rarement en colère, mais lorsque cela arrivait, il bouillonnait d’une rage teutonne qui terrifiait sa femme, et tous ceux qui se trouvaient alors dans les parages.
Kevin battit des paupières pour chasser la poussière et les gravillons soulevés par le vent. Dale et Harlen n’étaient plus dans la cour de l’école, Mike avait disparu dans le sous-sol des Stewart, et Kevin se sentit soudain très seul.
Trois cents litres à la minute. Il y a au moins quatre mille litres d’essence dans la fosse, la moitié de la capacité de la citerne. Quoi ? Quinze minutes ! Papa va se réveiller avant !
Il y avait six minutes que le transfert s’effectuait. Le tuyau glougloutait, le générateur pétaradait et l’orage approchait de son paroxysme, lorsqu’il regarda en direction de l’école et vit le sol du terrain de sport onduler. Exactement comme le sillage de deux requins, avec leur nageoire fendant l’eau. Sauf que ce n’était pas la mer, mais un terrain de jeux à la terre bien tassée. Deux billons se dirigeaient droit sur la route et le camion-citerne, progressant comme des taupes géantes dans sa direction. A toute vitesse.